Dans quelques jours, le Festival de Bande Dessinée d’Angoulême ouvrira ses portes. À cette occasion, ce dimanche je vais vous parler de deux BD de très haute tenue qui sont parues fin 2017 chez des éditeurs indépendants et intéressants : Jeanne Hébuterne, un souffle éphémère de Nadine Van der Straeten chez Tartamudo et Jones et autres rêves de Franco Matticchio chez Ici Même. La semaine prochaine, le jour de la clôture du Festival, je vous proposerai une « spéciale comics ». Mais tout de suite, donc, place à deux œuvres qui démontrent une nouvelle fois combien ce si protéiforme et contrasté 9e art peut faire preuve de qualité intellectuelle et artistique...
Jeanne Hébuterne, un souffle éphémère de Nadine Van der Straeten (Tartamudo)
Jeanne Hébuterne était une artiste-peintre qui fut la dernière compagne de Modigliani, se suicidant après la mort de celui-ci alors qu’elle était enceinte de lui. C’est le portrait de cette jeune femme qu’a choisi de nous proposer Nadine Van der Straeten dans cet album de bande dessinée en noir et blanc. Neuf dessinateurs sur dix auraient eu le parti pris de traiter ce sujet en couleurs, puisqu’il y est question d’amour et de peinture, d’art, de vie. Mais l’auteur est bien cette dixième personne qui a choisi le noir et blanc pour dépeindre cette destinée de femme croisant celle de l’un des plus grands peintres du XXe siècle... Ce choix courageux porte singulièrement ses fruits lorsqu’on parcourt l’ouvrage : là où la couleur aurait pu n’être qu’une formalisation du sujet, le noir et blanc réussit au contraire à recentrer l’œuvre et la lecture sur les protagonistes, leur intériorité, leur psychologie, et non ce qu’ils créent. Ce n’est pas une bande dessinée sur les dernières années de Modigliani, mais bien sur une femme dont la vie se mêle intensément aux dernières années d’un météore. Le noir et blanc de Van der Straeten, servant un style réaliste mais souple évitant le piège de l’académisme, rend ce portrait encore plus touchant et juste.
Outre ses qualités esthétiques (qui y participent néanmoins), c’est la justesse du propos, de l’expression des sentiments et de l’angle abordé qui permet d’éviter les poncifs et la caricature, faisant de cet album une très grande réussite. Il aurait été facile et confortable de parler d’une pauvre jeune femme innocente subissant le joug d’un Modigliani souffrant et alcoolique... mais l’auteur apporte de la nuance à la légende après de nombreuses recherches, découvrant que Jeanne Hébuterne n’était pas une « petite chose » mais une jeune femme libre cependant contrariée entre son éducation rigoureuse et sa soif de vivre, à l’aube de ses années folles où les femmes firent un pas vers l’émancipation... et que Modigliani ne fut pas un monstre avec sa Jeanne qu’il aimait follement malgré sa déchéance en cours... Il ressort de tout ceci un récit empreint de sincérité, de vérité, joliment découpé et mis en images, nous faisant aussi plonger dans le contexte du Montparnasse mythique de ce début de XXe siècle à travers de nombreuses scènes où l’on rencontre des artistes et intellectuels de l’époque, accentuant la véracité de l’ensemble.
Étant un grand admirateur de Modigliani depuis toujours, j’ai eu un peu peur lorsque j’ai appris qu’un tel album sortait, craignant le biopic fade à la mode ; en refermant ses pages, j’ai ressenti une bien belle émotion, synthèse de toutes celles ressenties durant la lecture, me donnant l’impression d’avoir partagé un réel moment d’existence avec des êtres admirés, sans que jamais la fausseté ni l’artifice ne se fasse sentir, allant dans le noyau des choses. Une vraie rencontre avec une vraie personne terriblement touchante, à la destinée aussi tragique que belle, portant en elle une partie de notre compréhension possible du grand Amadeo...
Jones et autres rêves de Franco Matticchio (Ici Même)
Je ne vais pas y aller par quatre chemins : cet album est un petit bijou. Parus entre 1985 et 1992 dans l’illustre revue italienne Linus, ces récits très réjouissants et plus ou moins courts réalisés par Franco Matticchio sont invraisemblablement restés inédits en album en France jusqu’à ce qu’Ici Même ne les rassemblent dans ce bel ouvrage. Ces récits ont pour héros un chat borgne anthropomorphique répondant au nom de Jones. Il est plutôt flemmard et taciturne, évoluant dans un quotidien paisible où malgré tout l’impensable se produit régulièrement. Tout comme les vrais chats semblent souvent vivre dans des mondes parallèles, Jones accepte sans trop rechigner de basculer dans l’absurde, le fantastique, ou tout simplement le rêve ou l’étrangeté. Cet absurde n’est pas tonitruant ni trop appuyé, s’exprimant plutôt par des malices subtiles, dans un éventail riche et cohérent, oscillant entre nonsense, cocasserie, surréalisme et merveilleux. Des portes, interstices, miroirs et autres accès fantasmatiques ou détournés se cachent autour de Jones, l’entraînant dans des pérégrinations à la fois drôles et mélancoliques, surprenantes et délicieuses, douces ou quelque peu inquiétantes ; mais à chaque fois, nous avons le sourire, ainsi qu’un sentiment d’admiration envers l’univers poétique de l’auteur, aussi léger que prégnant.
La poésie est même l’un des éléments constitutifs de cette œuvre semblant être née à la mauvaise époque, en plein essor du libéralisme des années 1980... Sa propension à désirer s’échapper – s’extirper – du réel paraît inversement proportionnelle au cynisme matérialiste de la société berlusconienne dans laquelle elle est apparue... L’univers de Jones est désuet sans être nostalgique, porté par le sublime style de Matticchio dont les hachures aussi puissantes que libres génèrent des merveilles d’images, d’atmosphères... On pense parfois à Robert Crumb, parfois à Roland Topor, et puis çà et là des petits clins d’œil à Jacovitti, notamment dans certaines illustrations complétant les bandes dessinées de l’album. C’est visuellement superbe, nous ramenant aussi aux âges d’or des histoires en images gravées dans la presse anglophone...
Les histoires des premières années, notamment, sont remarquables ; un travail de hachures subtil et vivant, peu de mots, et des découpages impeccables nous transportant avec fluidité et poésie dans les métamorphoses et autres voyages bizarres vécus par ce chat borgne parfois dépassé par les événements, parfois lui-même acteur de l’absurde. La couleur intervient dans des gags de Jones en une planche, mais aussi dans les nombreuses illustrations pleines pages qui s’insèrent entre les périodes de création de l’œuvre (là aussi c’est très très beau, dans des nuances aquarellées qui siéent parfaitement aux traits de plume, ou bien au pinceau). L’ensemble nous donne un bel aperçu du talent de Franco Matticchio, un artiste dont il semble urgent de redécouvrir l’univers étonnant et réjouissant afin de ne pas mourir idiot. Merci à Ici Même d’avoir amorcé le mouvement : cet album est un gros gros coup de cœur. Bravissimo !
Cecil McKinley
Jeanne Hébuterne, un souffle éphémère de Nadine Van der Straeten (Tartamudo, 22,00€)
Jones et autres rêves de Franco Matticchio (Ici Même, 29,00€)
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